

Un moment de l’histoire de l’information médicale
John Graunt (24 avril 1620- 18 avril 1674)


Le XVII° siècle voir de profonds changements politiques, intellectuels. En 1623, Ga- lilée rejette la scolastique, édictée par Thomas d’Aquin d’après Aristote, qui affirme la supériorité de la métaphysique et influence le monde occidental depuis le XIII° siècle. Il prône l’observation directe objective de la nature, dit qu’elle est « écrite en langage mathématique», un ensemble
« coordonné de phénomènes quantitatifs ».
Galilée est membre fondateur de la première académie scientifique, créée en 1603, l’Accademia dei Lincei. Les nouveaux penseurs suivront, Descartes, Leibnitz, Pascal, Bacon, Newton...
Avant la fin du XVII° siècle, des académies se seront créées dans tous les pays d’Europe.
En Angleterre, après le procès de Galilée, Aristote reste enseigné à Cambridge, Galilée et Copernic ne sont pas admis. Certains professeurs et des intellectuels souvent autodidactes organisent des ren- contres hebdomadaires à Londres à partir de 1645, pour se livrer à une recherche scientifique qu‘ils nomment « philosophie expérimentale ». Ils fondent leur savoir sur les « sens et les faits ». Les qua- rante principaux membres du groupe créent le 28 novembre 1660 la « Société pour la promotion des sciences expérimentales physico-mathématiques », à laquelle participent des scientifiques de plu- sieurs pays. Le roi Charles II d’Angleterre revenu d’exil après la chute de la république de Crom- well soutient le mouvement. La « Royal Society » naît à Londres en 1662. Elle éditera les « Obser- vations » rédigées par Graunt, contenant le recueil analytique des bulletins de mortalité de Londres, qui sont parmi les premiers bulletins démographiques.
L’ « Académie des sciences » française est créée en 1666, à l’initiative de Colbert. Elle achète les Observations et les mises à jour qui suivront.
Histoire des Observations
Le recueil de données de mortalité était réalisé en Angleterre depuis le début du XVI° siècle. Le plus ancien bulletin connu est rédigé à la demande du conseil royal anglais du maire de Londres, le 21 octobre 1532. Il indique probablement le nombre de décès par peste la semaine précédente, mais reste peu exploitable.
En 1532 et 1535, des séries de bulletins indiquent le nombre de morts et le nombre de cas de peste dans les paroisses. A partir de 1625, des bulletins hebdomadaires et annuels sont imprimés, distri- bués aux abonnés par la compagnie des clercs de paroisse, qui en ont le monopole (avant aussi, sans doute, mais plus ou moins régulièrement)
John Graunt est un mercier autodidacte de Londres. Il a l’idée, avec William Petty, de colliger tous les bulletins connus, et il en fait l’analyse, qu’il publie en 1662 dans les « Observations ...of Bills Mortality ».


Cela lui vaudra son admission à la Royal Society
Graunt invente une technique de lecture des données et pose les bases de l’étude démographique : il transfère toutes les données des bulletins de mortalité, passant de la notion de listes à celle de ta- bleaux qu’il va analyser. On pourrait bien nommer cette nouvelle science « statistique ».
Il utilise les bulletins des paroisses édités depuis vingt ans, plus complets que les précédents, et sui- vis. L’ordre de grandeur de ses chiffres est correct, même si les recueils de données sont parfois aléatoires, et il répertorie les biais de ses études. Les bulletins indiquent le nombre de décès, le nombre de paroisses touchées et de morts de la peste lors d’épidémie et, depuis 1629, d’autres causes (entre 39 et 91 répertoriées), le nombre de baptêmes (depuis 1578), le sexe (depuis 1629) Graunt déplore le manque de rigueur du répertoire des décès et des causes, et le fait de ne pas trou- ver l’âge (qui ne sera noté qu’en 1728), ce qui l’empêche de faire des courbes de mortalité et de sur- vie. Il y aura de nombreuses études sur ces tables par la suite, qui conclueront, comme Graunt, que le défaut d’enregistrement est un problème majeur, variable selon les paroisses et les moments. Il est impossible d’évaluer le degré d’erreur.
De ses tableaux, Graunt tire des sommations, des calculs de fréquence, de moyennes, d’évolution, des amplitudes, des comparaisons, en expliquant et justifiant tout ce qu’il invente.
Il reste critique à tout moment. Par exemple, concernant les causes des décès, il évoque les incerti- tudes médicales et les erreurs (volontaires ou non) de ceux qui recueillent et transcrivent les don- nées. Il est ainsi amené à rectifier certains chiffres, par exemple le nombre de décès liés à la peste. Il décrit précisément certains biais, tout en ne sachant comment les contourner. Il dit n’avoir pas le moyen, par exemple, de différencier les décès de nouveaux-nés par peste contractée auprès de leur mère de ceux liés au refus des sages-femmes d’aller aider à un accouchement compliqué dans une
maison possiblement contaminée, ce qui le contraint à attribuer tous les décès à la peste. Il conseille de ne pas dissocier la valeur d’un résultat de l’hypothèse dont il dépend.
Il déduit des lois de ses calculs. La science mathématique prend le pas sur ce qui était jusque-là in- tuitif (mais pas obligatoirement faux)
La démarche de chiffrer, mesurer des phénomènes qui étaient encore du domaine de Dieu est nou- velle, et a valu bien des ennuis à M. Galiléi quelques temps avant. Qui plus est, on touche à la nais- sance et à la mort.
Graunt va reconsidérer un certain nombre de paradigmes et de croyances. Il démontre ainsi qu’il y a un peu plus de femmes que d’hommes, que Londres contient environ 380000 habitants, que les dé- cès liés à la peste sont compensés en deux ans, que malgré les taux de mortalité parfois élevés la po- pulation anglaise augmente, que la mortalité est plus forte à Londres qu’en province, que la popula- tion londonienne augmente uniquement grâce à l’immigration et qu’on meurt assez peu de syphilis et de folie. Il déduit, au plus fort de l’épidémie de Londres, dans quel délai elle va cesser de l’aspect de la courbe de décroissance du nombre de nouveaux cas.
Graunt reste un homme du XVII° siècle, il ne peut sortir de cette limite. Il ne met pas en doute le caractère divin des lois naturelles .
Il part du postulat que la population décédée est représentative de la population vivante. Par exemple, il écrit que si 7% des personnes sont mortes de vieillesse, 7% des gens vont mourir de vieillesse.
Les « Observations » ont un grand succès immédiat et sont rééditées. Aux critiques sur le recueil de données, la compagnie des clercs de paroisse, en la personne de John Bells, répond que les visi- teuses qui le gèrent sont infaillibles puisqu’assermentées. John Bells, tout en faisant remarquer que Graunt ne sait pas faire les additions (ce que l’accusé reconnaît volontiers) salue son travail.
Le « Journal de Sçavans » de Paris publie le 2 août 1666 un compte-rendu de la troisième édition des Observations. A partir de 1670, Colbert fait publier chaque mois un bulletin des naissances, ma- riages, décès survenus à Paris, du nombre d’admissions dans les hôpitaux, des principales causes de maladie de la saison.
La cinquième édition des « Observations » inclut ces bulletins de Paris.
Graunt fonde une démarche démographique et statistique, avec rigueur et esprit critique. Il est l’initiateur de l’étude analytique des naissances et des décès, de la recherche des lois qui président à l’évolution d’une population, crée ce que Willcox, mathématicien du début du XX° siècle, décrira comme de la « musique statistique ». Ses analyses influenceront les travaux sur la démographie de William Petty, son concurrent acharné et néanmoins ami, et de l’astronome royal Edmond Halley. Ce sont ses chiffres que Daniel Defoe utilisera plus tard pour écrire le « Journal de l’année de la peste », travail documenté et journalistique, mais indirect puisque Defoe avait 5 ans en 1665. (documenté, sans doute, car le Journal est en tout point conforme à ce que décrit le journal de Samuel Pepys du quotidien de Londres durant la peste, or ce récit chiffré n’a été décodé qu’en 1822 ; Defoe n’y a donc pas eu accès)
Les outils créés par Graunt restent, ils ont peu évolué, c’est le contexte qui a progressé. Et les mises à jour ne viennent plus à cheval et en bateau...
John Graunt est né à Londres le 24 avril 1620 et ne quittera pas sa ville.
Il est mercier, et possède une entreprise qui sera détruite lors du Grand Incendie de 1666 (incendie qui débute « ruelle du pudding » et dont le dernier feu éteint se situe « rue de la Tarte », sic)
Il travaille alors dans la milice et obtient un bureau municipal, où il commence ses recherches. Il poursuit aussi ses activités de commerçant.
Il est l’un des membres fondateurs de la Royal Society, et deviendra premier syndic de la Corporation des Drapiers.
Il meurt le 18 avril 1674.